LE SERVEUR
J’écris depuis une terrasse de café inondée de soleil.
Nous sommes le 21 octobre, il fait 26 degrés.
Je demande une table à l’ombre, le serveur me lance :
Oh bah quand même, il fait beau on va pas se plaindre !
Cette injonction à être en joie...
Nous sommes à la veille de la Toussaint, il fait plus de 30 degrés dans le sud de la France, et tu ne vois pas le problème ?
Dès le mois de février des tempêtes de sable venues du Sahara lancent les hostilités, recouvrant la ville d’une poussière jaune apocalyptique
Et tu ne vois pas le problème ?
En mars, le déficit pluviométrique atteint presque 40% en France
Et tu ne vois pas le problème ?
Le mois d’avril arrive, premiers rayons de soleil, tout le monde éternue dans les parcs.
Et tu ne vois pas le problème ?
Mai, première canicule, premiers regards lourds sur nos décolletés, nos cuisses, nos ventres, nos épaules...
Et tu ne vois pas le problème ?
Juin, les soirées s’étirent aux terrasses des cafés, dans les jardins des ami.e.s. Dès 8h du matin, je réfléchis à deux fois avant de mettre une jupe au cas où je rentrerai tard...
Et tu ne vois pas le problème ?
Juillet impose un soleil insolent qui dessèche déjà, brûle et commande que nous devions vivre dans le noir des volets fermés...
Et tu ne vois pas le problème ?
Août, les réserves d’eau commencent à manquer, des dizaines de milliers d’hectares sont ravagés par le feu
Et tu ne vois pas le problème ?
Septembre, l’asphalte fond encore mais on parle joliment d’« été indien »
Et tu ne vois pas le problème ?
Octobre, le soleil devient plus qu’insistant, lourd dragueur à qui on a dit non depuis longtemps...
Et tu ne vois pas le problème ?
Est-ce qu’on vit dans le même monde ?
Moi j’aime la pluie. Depuis toujours. La pluie vivifiante, revigorante, salvatrice.
Les ondées inattendues de juin, qui nous poussent à courir nous réfugier sous les porches et rire avec des inconnu.e.s parce qu’on n’a pas pensé à prendre un parapluie.
Les soirées sombres et orageuses d’été où tout est en révolte
Marcher dans l’herbe mouillée, voir les gouttes de pluie dessiner une toile d’araignée dans l’air, entendre le tambour des larmes du ciel sur les toits en tôle, sentir l’odeur de la terre détrempée et de la lavande humide...
Mon plus beau souvenir d’eau se situe en Guyane.
Ma sœur me guide à travers la forêt amazonienne jusqu’à une cascade. Naïve et insouciante, je me jette sous le torrent d’eau qui se déverse. En moins de 3 secondes, j’ai le souffle coupé par la puissance qui me plaque sous l’eau. Je réussis à m’échapper de son emprise et tandis que je reprends mon souffle, je me formule : comment tant de petites gouttes inoffensives peuvent-elles créer une si grande force une fois réunies ?
Nous sommes désormais le 31 octobre 2022, il fait 25 degrés.
Moi je maudis le soleil. Et j’attends la pluie.